Affaire Théo : la justice des médias

Quelle est la différence entre les gens civilisés et les sauvages, sinon le fait que les premiers ont des tribunaux qui jugent et condamnent selon des lois, alors que les seconds lynchent comme ça, sur des sentiments ou sur ouï-dire ?

« L’omission, dit Orwell, est la forme de mensonge la plus puissante qui soit. » Ainsi, il suffit de supprimer un seul élément de l’histoire pour faire de la victime un bourreau. Et c’est très courant. En France, c’est systématique : vous serez accusés selon votre couleur de peau, votre nationalité, et votre profession. Que vous soyez une personne ou une nation.

Quand elle a éclaté, l’affaire Théo m’a impressionnée par sa violence et par le déluge d’accusations qui remplissait à la fois la rue, les médias et les réseaux sociaux. J’étais prête à me passionner pour cette cause qui semblait si grande, mais je ne pouvais pas me fier à des mouvements de foule. La foule peut être facilement influencée, dirigée, retournée par quelqu’un qui sait parler, parce que les gens s’imitent les uns les autres. Les enfants connaissent bien ce phénomène, et certains d’entre eux ont mis fin à leurs jours pour en avoir été victimes.

Ainsi, on accusait les policiers d’avoir violé Théo. Mais c’était dans un cadre de dealers. Pourquoi croirait-on des dealers sans preuves ? Il fallait voir la vidéo de la caméra de surveillance. Mais on refusait de la divulguer. Bon. Avait-on demandé à l’accusé ce qu’il avait à dire pour sa défense ? Non. Il n’avait pas droit à la parole. Ni au secret de l’instruction: son nom avait été divulgué. Il passait pour un violeur. Sa vie et celles de sa femme et de ses enfants étaient ruinées, car même si la justice le déclarait innocent, il ne pourrait jamais, dans un tel climat, être réhabilité. La justice interdit de traiter ainsi les criminels les plus endurcis. Elle leur donne droit à un procès équitable. Mais quand les journalistes, les célébrités et les internautes accusent, ils s’érigent en juges qui n’admettent pas de contradicteurs. Leurs procès se font à chaud. Ils sont passionnels et ne peuvent pas être équitables.

Le président François Hollande donna le signal de l’hallali. Il se rendit au chevet de Théo et déclara :

« Je tenais à venir voir Théo ainsi que sa famille. Il a réagi avec dignité et responsabilité. La justice est saisie et va aller jusqu’au bout. J’ai une pensée pour Théo qui a un comportement exemplaire.»

En quoi un jeune homme mêlé à des dealers a-t-il un comportement exemplaire quand il résiste aux forces de l’ordre avec violence et les oblige à le frapper? « Les policiers sur le terrain, raconte Jean-Marie Godard, étaient les premiers à considérer que s’il y avait eu un geste impardonnable, le coupable devait être sanctionné. Le réflexe n’a pas été de couvrir leurs collègues. En revanche, ils ont été ulcérés par la présomption de culpabilité systématique qui pèse sur eux dans ce genre d’affaires. La mise en cause de l’ensemble de l’institution dans des tribunes signées par des personnalités de premier plan les a profondément blessés. Un officier m’a dit: “S’il y a un non-lieu, vous croyez que ces gens vont s’excuser? Le geste de François Hollande, qui est allé au chevet de Théo sans qu’aucune preuve n’ait été faite de la culpabilité des policiers, a été une véritable gifle pour les policiers.»

Emmanuel Macron emboîta rapidement le pas à François Hollande. Il le dépassa même. Il accusa la police en usant de ce ton sentencieux de Jupiter suprême jugeant la piétaille, comme si, venant de lui, un air convaincu suffisait pour prouver une culpabilité.

Et les innocents attaqués par la foule des émeutiers pro-Théo ? Et la gare attaquée aux cris d’« Allahou Akbar » ? Et les policiers incendiés par des cocktails Molotov et moqués, traités de « poulet grillé » ? Tout cela ne pesait pas en période électorale : ce n’était pas un atout électoral.

CRS incendié pendant le défilé du 1er mai à Paris 2017. Photo AFP

Quand, enfin, la vidéo de la caméra de surveillance fut publiée – des mois plus tard –, elle prouva que Théo avait menti. Il n’avait pas eu le pantalon arraché par le policier : son pantalon était trop lâche et avait glissé dans la bagarre. Il n’avait pas non plus eu le caleçon baissé. Et aucun policier ne l’avait maintenu pour que son collègue puisse le violer tranquillement avec sa matraque. En fait, aucun acte à connotation sexuelle n’aurait été possible durant une empoignade aussi violente et serrée.

L’avocat de Théo, le futur ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti, dévoila un secret : non seulement il n’y avait pas eu viol, mais il n’y avait même pas eu pénétration par l’anus, puisque la matraque avait frappé la chair de la fesse et l’avait percée jusqu’à l’intestin.

On peut voir la vidéo de la caméra de surveillance dans cette vidéo publiée en mai 2021, commentée par Bruno Attal, alors policier, et avec le témoignage de Dupond-Moretti.

Lina Murr Nehmé, 2024