En faisant le ménage, j’ai trouvé cette capture d’écran. Il m’a fallu quelques minutes pour réaliser que c’était un avatar de la préface de L’islamisme et les Femmes que j’envoyais à des amis pour avoir leur avis. J’écris tant que j’oublie mes livres et leurs préfaces avec le temps.
En relisant ce passage, j’ai été sidérée de la concentration d’horreurs qu’on peut mettre en quelques lignes. Mais le plus horrible, c’est de me rappeler mon enthousiasme à l’époque: je pensais que j’allais changer les choses en révélant la vérité, que j’allais mettre en lumière la tragédie des princesses saoudiennes que MBS ou son père avaient fait disparaître, et surtout, que mon livre allait influer sur le procès de Sarah Halimi et mettre en lumière la tragédie femmes et des minorités vivant dans les quartiers.
Je compare avec mon sentiment actuel, à savoir que j’ai été pillée et utilisée parfois à prouver des choses que je ne voulais pas. (Je ne voulais par exemple pas susciter la haine; et si on survole ou pille des citations au lieu de les lire avec le reste du livre, il est possible de se mettre à haïr.)
Voilà des décennies que je lutte, avec l’impression d’être arrivée trop tard. On me dit que mes livres jouent le rôle de brise-glace. Ils osent ce qu’oseront les autres “ensuite”. Mon éditeur dit: “Lina Murr Nehmé écrit ce qu’on dira six mois plus tard.”
Mais encore? A chacun de mes livres, il a cru que cela ferait boum, et cela a été mis sous le boisseau. Il avait sous-estimé l’esprit de collaboration qu’il y a en France, entre les politiciens et leurs médias d’une part, et les islamistes de l’autre.
Le monde est plus pourri maintenant que lorsque j’étais jeune. J’ai échoué à empêcher une seule des catastrophes que j’annonçais, échoué à mettre fin à une seule des tragédies que je racontais, mais je sens qu’il faut résister à la quarantaine médiatique, et continuer à signaler les failles qui grandissent dans le barrage face à une vague déferlante que la majorité des hommes politiques ne veut pas voir.
Le Cyrano de Rostand disait: “J’aurai tout manqué, même ma mort”. Je n’aurai pas à dire ça, parce que je n’ai pas manqué ma vie, et parce que je ne compte pas mourir comme lui, de la grippe.
Lina Murr Nehmé, 2 novembre 2019