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On ne se serait pas attendu à ce que Libération, journal fondé par J.P. Sartre, se mette à copier ce que disent les Américains. Le cycle des manifestations contre les taxes a été entamé par le Hezbollah, dont le public est très pauvre. Qu’on aime le Hezbollah ou non (et je suppose que c’est le cas de Libération), on ne peut pas dire que les manifestations se font contre l’Iran. Ni que ces manifestations sont d’une non-violence exemplaire. Quand on me dit qu’en Irak et au Chili, il y a des morts, je réponds: “Mais au Liban, il n’y en a pas eu parce que ceux qui étaient insultés ont donné l’ordre de ne pas répondre.”
En effet que feriez-vous si, ayant le sang chaud comme les Levantins, vous entendiez chanter en boucle un refrain totalement stupide, mais lancé dans le but de provoquer une guerre civile: “Héla héla héla héla ho, Gebran Bassil, le vagin de sa mère.” Ainsi de suite, des milliers de fois en un jour. Ou encore: “Mon pénis dans Gébran Bassil et dans son beau-père”. Sachant que Gebran Bassil est chef du plus grand parti du pays, même si à la vérité il a été désigné par son beau-père le général Aoun, mais qui a été critiqué par à peu près tout le monde pour ce choix. Contrairement à Bassil, Aoun est l’homme le plus populaire du pays, si l’on en croit les élections: son bloc est le plus gros de l’Assemblée nationale, et le seul grand parti qui ne soit pas confessionnel.
Ce n’est pas le cas des partis qui prétendent parler au nom des manifestants, et qui tiennent cour dans les tentes, offrant café et rafraîchissements, et recevant la presse. Aux élections, et malgré toute la publicité que leur avaient procurée les médias en 2015 à l’occasion de la crise des ordures, ils n’ont pu obtenir qu’une seule députée. Exploiter un mouvement de révolte populaire contre les impôts pour réclamer un renversement du pouvoir, est une tentative de coup d’Etat de la part d’un parti si peu populaire qu’il ne peut pas se faire élire. Car si des élections avaient lieu maintenant, elles produiraient, plus ou moins, les mêmes députés, ou du moins, les mêmes forces.
Les précédentes élections avaient été déclarées honnêtes par les observateurs envoyés par la communauté internationale. Dans le jeu démocratique, on attend son tour. En exigeant des élections immédiates pour renverser un parlement vieux de deux ans seulement, et alors que son renouvellement a lieu dans deux ans, les leaders du mouvement montrent qu’ils ne seraient pas élus s’ils ne profitaient du battage publicitaire en cours. Il est vrai qu’ils bénéficient d’une exposition médiatique inouïe depuis cinq semaines. Si l’on se souvient du battage médiatique positif dont a bénéficié le candidat Macron, et négatif subi par ses adversaires, on réalise combien l’exposition médiatique positive d’un cadidat, et négative de ses adversaires, fausse le résultat des élections. Ceci, sachant que pendant la campagne électorale française, un temps égal avait été donné dans les médias, à tous les candidats. Il pouvait y avoir de la tricherie, mais du moins, le temps de parole était comptabilité.
C’est le cas au Liban durant les campagnes électorales, mais ce n’est pas le cas maintenant. Durant des semaines, plusieurs chaînes de télévision ont couvert les manifestations 24h sur 24, sans vraiment donner à l’autre bord voix au chapitre. Les médias n’interrogent que les individus qui sont sur les places et non ceux qui sont restés chez eux. Quant aux politiciens, le chef de l’Etat a été extrêmement mal desservi, d’abord par un discours découpé de façon lamentable, ensuite, par une phrase malencontreuse qui a circulé partout, alors que les médias n’ont pas trouvé à redire aux “Héla héla héla héla ho, Gebran Bassil, le vagin de sa mère,” aux “mon pénis dans Gébran Bassil et dans son beau-père”, sans compter le reste. Une journaliste de télévision s’est même permis d’écrire sur les réseaux sociaux qu’elle sentait que ce refrain allait devenir l’hymne national!
Au Liban, ce sont des mots très, très gros qui peuvent aboutir au meurtre. Et, ainsi chantés par des foules, ils peuvent aboutir à la guerre civile. A laquelle se préparaient d’ailleurs les anciens seigneurs de guerre qui sentent déjà l’odeur du sang. C’est pourquoi de véritables barrages de guerre avaient été établis dans la région chrétienne, en prévision, probablement, de la riposte des très nombreux partisans du général Aoun (qui forment encore la majorité chrétienne, comme le prouvent les élections). Et donc, de la guerre civile qui aurait pu avoir lieu. Ce qui ne veut pas dire que les cœurs ne sont pas bouillants de colère, y compris ceux des personnes hostiles à Aoun, mais qui ont été empêchées pendant cinq semaines d’aller au travail. Et donc, qui n’ont pas été payées, ou qui ont été licenciées ou risquent de l’être parce qu’une entreprise qui a acheté des machines à crédit, ne peut payer un mois de salaires et de traites bancaires, si elle n’a rien produit, et n’a pas eu de rentrées.
Les chiites ne sont pas aussi patients que les chrétiens. D’où la demande de Nasrallah à ses miliciens d’évacuer les places, disant dans un demi-sourire que c’est pour qu’ils n’entendent pas les insultes adressées à lui, et qu’ils ne se sentent pas obligés de les venger. De fait, un groupe de chiites se réclamant de Berri et de Nasrallah est allé se venger des insultes que recevaient ses chefs (insultes pourtant bien moindres, en quantité, que celles que reçoivent les hommes les populaires de la communauté chrétienne), en détruisant les tentes où se tiennent les organisateurs des manifestations de Beyrouth.
Des tentes chères, mais payées par l’Arabie Saoudite: c’était écrit dessus. Elles ne furent donc pas difficiles à remplacer. Reste à savoir pourquoi l’Arabie paie des tentes à des manifestants au Liban, alors qu’elle était hostile aux manifestants de 1989-1990. Et qui paie l’Internet haut débit gratuit à des dizaines de milliers de personnes, et qui leur a payé la sono, l’électricité et le reste ? L’électricité, surtout, me pose problème. De même que cette fête de l’Indépendance qui a été faite au nez et à la barbe de l’armée libanaise qui a été empêchée de le faire par les manifestations. Une fête qui a coûté en matériel et surtout en feu d’artifice, plus de 100.000 dollars américains. Qui paie cela? Certainement pas les pauvres affamés et les chômeurs.
Le blocage des routes a forcément entraîné la fermeture des écoles et des universités. D’où la jeunesse de la foule, devant laquelle se sont extasiés les médias d’Occident. Il n’y a rien d’étonnant à voir les jeunes là où ils ont une kermesse gratuite tout le jour, et une boîte de nuit gratuite au coucher du soleil.
La destruction des tentes a davantage choqué les médias d’Occident, que le fait de voir un avocat recevoir des coups de hache au crâne, parce qu’il était venu critiquer le discours des chefs qui parlent au centre-ville. Ou de voir les gens interdits d’aller au travail ou à l’hôpital ou à l’école, par des barrages établis par des miliciens en civil. Appelez cela un parti-pris, si vous le voulez. Le fait est que l’information est rapportée en Occident comme s’il y avait des races spérieures et des races inférieures. Les races supérieures sont bichonnées: tout ce qu’elles font est admirable, et il faut occulter leurs aspects négatifs. Quant aux races inférieures, elles peuvent avoir des blessés à la hache pour délit d’expression (et un coup de hache au crâne, ça peut tuer!), on n’en parlera pas.
Jeffrey Feltman ne sait-il pas tout cela, après toutes ces années passées comme ambassadeur américain au Liban? Non, visiblement puisqu’il est un adepte de la race supérieure. Il l’a prouvé tout au long de son mandat. Il a écrit, dans son rapport au Congrès, que Nasrallah avait ordonné aux chiites de quitter les manifestations. Qu’il aime ou n’aime pas Nasrallah, son discours peut apporter au Liban une guerre dont le pays se passerait volontiers. Dans ce cas, un ancien ambassadeur américain au Liban devrait prendre la peine de se faire traduire les discours de Nasrallah: s’il l’avait fait, il aurait su qu’il a, à plusieurs reprises, appelé les manifestants à rester sur les places et à faire de la pression, mais à laisser les routes ouvertes. Et je le répète: aimer ou ne pas aimer Nasrallah n’est pas censé influer sur le travestissement ou non, de son discours. Quand on attribue une parole à Nasrallah, il faut qu’il l’ait dite. S’il a dit le contraire à plusieurs reprises, on produit une très grave désinformation.
Mais ce n’est pas la seule bêtise qu’ait dite Feltman et que la presse occidentale ait reproduite aveuglément, sous prétexte qu’il a été ambassadeur omnipotent, au point de décider de la composition du parlement libanais, en interdisant au Liban, en 2005, le mois de délai demandé pour modifier la loi électorale imposée par l’occupant… après la fin de l’occupation. C’est pourquoi la corruption imposée sous les Syriens, se poursuit aujourd’hui. Car une loi électorale honnête, non imposée par Abdel-Halim Khaddam et Ghazi Kanaan aurait amené au pouvoir des députés non corrompus, un Premier ministre non corrompu, et tout ce monde aurait refusé l’argent de la corruption versé par les chancelleries. Ça, ça n’arrange pas les Américains! Comment pourraient-ils faire faire ce qu’ils veulent à des gens qui n’acceptent pas de se vendre? Mais c’est toujours la faute des autres, du tiers-monde, s’il est corrompu. Jamais la faute des grandes sociétés qui financent les campagnes électorales américaines, ouvertement ou en secret. Celui qui jette ainsi des millions, veut avoir sa contrepartie.
Lina Murr Nehmé, 24 novembre 2019
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