Des milliers de manifestants avec casseurs se sont rués contre le palais du Premier ministre et celui du Président de la République en criant le slogan du Printemps Arabe: “Le peuple veut la chute du système”.
Mais mystérieusement, ils ont soigneusement calculé leur trajectoire. Je traduis donc ce petit post que j’ai vu sur la page d’un ami:
“Insurgés! Le Liban vous interroge. Vous dites que vous en avez contre tous les politiciens, et que vous voulez bien dire ‘tous’. Alors expliquez-nous comment se fait-il qu’aucune manifestation ne se soit dirigée contre Aïn Tiné (Nabih Berri), Mokhtara (Joumblatt), Meerab (Samir Geagea), Bnecheéi (Sleiman Frangié)?
C’est vrai, il serait intéressant d’avoir la réponse à cette question. Déjà, hier, Joumblatt avait attiré mon attention en disant à Saad Hariri: “Démissionnons ensemble”. Mais Joumblatt sait qu’il reviendrait au pouvoir, et que si Hariri se retirait, c’en serait fini de sa carrière. Car Joumblatt est mieux introduit auprès du roi d’Arabie, que Saad Hariri! C’est lui qui, il y a quelques années, a dit au roi de ne pas nommer Hariri, mais Salam. (Il l’a raconté dans une conférence de presse.)
MBS est furax. MBS n’aime pas Saad Hariri. Il ne veut pas de lui comme gouverneur du Liban. Il se sent le dindon de la farce. Il a ruiné Saad Hariri, mais celui-ci s’est entendu avec le général Aoun pour amener celui-ci au pouvoir. Or MBS avait jeté son dévolu sur Sleiman Frangié et empêchait depuis plus d’un an l’élection d’Aoun. Car c’est lui que voulaient la majorité des chrétiens, qui avaient voté à 55% pour lui. Mais il n’était pas question qu’un chrétien ayant un poids électoral, occupe le siège présidentiel, puisqu’il avait été décidé que les chrétiens seraient des dhimmis. L’alliance d’Aoun avec Hariri a mis MBS hors de lui.
Il a donc obligé Hariri à démissionner. Mais encore une fois, Aoun l’a rendu furieux… en sauvant Hariri. Il a ainsi usé de la seule prérogative dont l’Arabie Saoudite n’ait pas dépouillé le Président chrétien: le pouvoir d’accepter la démission du Premier ministre. Aoun a refusé la démission d’Hariri, prisonnier avec sa famille en Arabie, et il a demandé à Macron d’aider à le libérer. Macron est intervenu auprès d’MBS et a obtenu la libération d’Hariri. Aoun a ainsi rapproché la majorité des sunnites de la majorité des chrétiens.
Mais bien sûr, l’Arabie Saoudite ne veut pas d’union au Liban! Elle veut diviser pour démanteler, car sans cela, les chrétiens resteraient toujours forts, même s’ils n’étaient plus que cent.
Maintenant, MBS avait sa troisième possibilité de se débarrasser d’Hariri, et aussi d’Aoun. La hausse des taxes exigée par la communauté internationale, le pillage durant des décennies ayant mis le Liban au bord de la faillite — aurait, certes, dû frapper d’abord les plus riches.
Mais si les insurgés exigent cette justice — et ils ont raison —, ils devraient avoir la justice de frapper les plus corrompus, ceux qui ont participé au plus grand nombre de Cabinets de la corruption d’après Taëf.
Le champion est Nabih Berri, président du Parlement. Il était pauvre, et il est riche. Les pauvres ont bien manifesté contre lui à Tyr en criant: “Berri voleur, Berri voleur”. Comment se fait-il qu’aucun d’eux n’ait songé à marcher sur son palais truffé d’objets précieux? Il n’y a pas eu un des 17 Cabinets de la corruption d’après Taëf, auquel Berri n’ait pas participé.
Après lui vient Joumblatt, qui a avoué avoir volé l’argent des réfugiés, et qui a fait tuer, parfois à la hache, 3000 chrétiens, et qui a également tué des centaines de druzes. Il ne s’est trouvé ni chrétiens, ni druzes pour l’attaquer !
Après lui vient Frangié, auquel on pardonne beaucoup parce que lui-même a pardonné à Geagea, le tueur de son père, et parce qu’il a protégé ses propres ennemis chrétiens, sous l’occupation. Il n’empêche qu’il a participé à la plupart des Cabinets de la corruption. Lui non plus n’a trouvé personne pour marcher contre lui?
Et comment se fait-il que Geagea qui tuait des centaines de chrétiens en leur coulant du béton sur les pieds et en les jetant dans la mer (lire le récit de celle qui fut alors sa secrétaire, Régina Sneifer), qui a fait fortune en rackettant les passants et les camions sur le barrage de Barbara, qui a vendu le sol libanais pour y mettre la dioxine de Seveso dont aucun pays ne voulait, et qui l’a mise dans des barils qui fuyaient; qui a divisé les chrétiens et a combattu pour la Syrie contre eux en 1990 (cf. ses lettres que j’ai publiées dans mon livre “Du règne de la Pègre au réveil du Lion”), comment se fait-il qu’il ne trouve personne pour manifester contre lui, alors qu’il a été condamné à mort pour l’assassinat de Tony Frangié, de Rachid Karamé, de Dany Chamoun, et qu’il a essayé d’en tuer beaucoup d’autres, dont Gébran Tuéni, qui a témoigné à ce sujet, et a probablement dû sa mort à ce fait?
Expliquez-nous, bonnes gens, la sélectivité de votre fureur. J’aimerais bien savoir. Car dès leur éclatement, ces émeutes m’ont fait penser à celles provoquées par Geagea et Joumblatt pour faire tomber le gouvernement d’Omar Karamé et amener Rafic Hariri au pouvoir. Tragique ironie des faits, que le même scénario qui a mené le père au pouvoir, resserve aujourd’hui contre le fils.
Quant à Aoun, ayant été exilé entre 1990 et 2005, il n’a pas participé à ces gouvernements de la corruption, y compris à celui de 2005, parce qu’ils n’ont pas voulu lui donner un nombre de ministres proportionnel à son poids électoral. Sa participation a été plus tardive, et il n’avait pas le ministère des Finances.
Donc, manifestants, si je comprends bien, vous attaquez ceux qui sont le moins responsables, parce que ceux qui sont le plus responsables vous font peur ou (et) vous paient? Rappelons-nous cette dépêche de Wikileaks montrant Samir Geagea mendiant de l’argent à l’Arabie Saoudite pour avoir de quoi entretenir ses miliciens et combattre le général Aoun. Cette dépêche avait fait grand scandale il y a très peu d’années, rappelez-vous. Tout cela a été oublié, et aucun de vous ne va attaquer Meerab? Admirables, votre justice et votre irréprochabilité!
Addendum :
Ce qui confirme ma comparaison avec 1992 et les manifestations de Geagea et de Joumblatt pour faire tomber Omar Karamé et amener Rafic Hariri, ce sont les appels justement de Joumblatt et de Geagea à manifester “contre ce régime corrompu” (!)
Quant à Sleiman Frangié, il a été le seul ministre à avoir refusé l’argent de Rafic Hariri pour vendre le centre de Beyrouth et en exproprier les propriétaires au profit de la société privée d’Hariri, Solidere. Mais Sleiman a récemment été candidat à la Présidence, avec l’accord de l’Arabie.
Quant à Joumblatt, qui appelle à une démission générale, combien de dizaines de fois a-t-il dit une chose avant de faire un revirement à 180°? S’il est capable de faire nommer par le roi d’Arabie le Premier ministre du Liban et de venir s’en vanter dans une conférence de presse au Liban, et que les gens du 14 suivent la consigne et entérinent le choix du roi d’Arabie en nommant Salam, comment espérer qu’un tel homme ne revienne pas au pouvoir ? Le pouvoir le grise, l’argent le grise, il ne peut vivre sans eux. Même le sang le grise. Plusieurs de ceux qui l’ont fréquenté racontent qu’il dit parfois en posant son arme: “Il n’y a que deux choses qui comptent: ça et le dollar”. Joumblatt sait que s’il perdait sa puissance politique, il perdrait aussi la vie. Quant à ses retournements, est-ce qu’on ne le comparait pas à une machine à laver qui ne fait que tourner? Qui leur interdira de se représenter ? Les grandes puissances? Ce sont elles qui nous les ont imposés. Le peuple? On l’a mis dans une telle situation de misère qu’il en soit réduit à accepter leur argent qu’ils lui ont volé.
Que faire ? Il faut exiger que les grandes fortunes soient taxées, que les sources de revenus des gens comme Joumblatt et Berri, qui ont participé au plus grand nombre de Cabinets, soient examinées, que les voleurs de l’occupation cessent d’être protégés en n’étant pas attaqués par une foule qui parle de justice mais ne les attaque pas. Et je propose, surtout, le civisme. Une révolution réussit quand elle a pour but l’amour, comme c’était le cas en 1989. Elle ne réussit pas quand elle a la haine pour moteur. Examinez toutes les révolutions suscitées par la haine, et vous verrez combien le peuple qui les a faites a souffert ensuite de la main de ceux qu’il a portés au pouvoir. Non. une révolution doit se faire lucidement, en réfléchissant et non en se laissant porter par les sentiments. Car les sentiments, une chaîne de télévision peut vous les susciter. Cela ne veut pas dire que ce sont vos vrais sentiments. La seule chose qui vienne vraiment de vous, c’est votre acte réfléchi, et votre décision de le suivre. Certes, le peuple a faim, mais il aura davantage faim s’ils cassent le pays et si le même scénario qu’en Tunisie, en Egypte et en Syrie se poursuit et s’ils subissent une dictature comme là-bas.
Lina Murr Nehmé, 19 octobre 2019
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