Des Palestiniens, à Gaza durant les bombardements, célébraient un mariage et s’amusaient en chantant et dansant dans une cour. En regardant la vidéo, j’évoque nos rires sous les bombes durant la Guerre des Cent Jours à Beyrouth-Est. Nous faisions de la résistance en résistant à la peur.
Le premier soir, par exemple, et alors que les bombardements et les tirs étaient très serrés, je refusai d’arrêter de faire la vaisselle, ou de la faire à la lueur de la bougie pour plaire aux Syriens qui, postés dans la rue, à vingt mètres de notre immeuble, tiraient au fusil sur les fenêtres allumées.
La famille s’était réfugiée dans l’entrée, la partie la moins exposée de l’appartement.
– Lina, viens ici ! ordonna ma mère.
– Quand j’aurai fini ! criai-je. Je ne vais pas laisser la vaisselle sale pour leur plaire !
Ces messieurs étaient mécontents et tiraient. Ils voulaient forcer tout le quartier à éteindre ses lampes. Je réalisai que j’étais la seule à avoir gardé une lumière allumée quand l’un d’eux cria à un autre qui se trouvait de l’autre côté de la rue :
– Elle est encore là ?
– Oui.
– Tire !
Et il tirait encore, et encore.
L’inquiétude rendait ma mère folle. Elle cria :
– Freddy ! Dis-lui de laisser ce qu’elle fait et de venir ici !
Papa émit un ordre péremptoire qui n’admettait pas de discussion. Je me séchai les mains et je les rejoignis. Nous nous mîmes à parler de la guerre et des intentions d’Hafez el-Assad qui nous bombardait – ou plutôt de Khaddam, son ministre des Affaires Étrangères, qui décidait de tout dans cette guerre du Liban, parce qu’il était sunnite et favori des Saoudiens.
Les voisins du dernier étage descendirent avec leur bébé. Nous leur ouvrîmes.
– Nous pouvons nous asseoir sur votre palier ? demanda le voisin.
Il nous expliqua que des roquettes étaient tombées dans leur appartement.
– Bien sûr, dirent mes parents. Vous êtes les bienvenus.
Nous leur apportâmes des rafraîchissements, mais ils ne voulurent pas manger, disant qu’ils avaient déjà dîné. Nous laissâmes notre porte ouverte, et nous apportâmes pour eux des chaises. La voisine tint à porter sa fille sur ses genoux. Elle avait si peur qu’à chaque arrivée d’obus, elle criait en serrant sa petite fille dans ses bras. L’enfant, un bébé d’un an et demi, sursautait alors et pleurait avec désespoir. Sa douleur faisait pitié à voir. Craignant que cette petite ne soit traumatisée à vie, je me mis à crier : «Boum !» en riant et en tapant des mains et des pieds à chaque explosion. Ma sœur m’accompagnait.
La petite se calma peu à peu, puis sourit entre ses larmes. Bientôt, elle se prit au jeu et, sa mère s’étant calmée, elle oublia sa peur et se mit à rire aux éclats à chaque explosion.
– Comment pouvez-vous être aussi calme sous les bombes ? demanda son père au mien.
– Nous pourrions mourir d’une autre manière, répondit papa. D’un accident de voiture ou d’une crise cardiaque par exemple. Alors pourquoi me ruiner la vie en me faisant du souci ?
Ce n’étaient pas, comme en 2006 ou comme maintenant à Gaza, des obus de deux tonnes capables d’abattre un immeuble. Les Syriens ne pouvaient pas utiliser leur artillerie la plus lourde au Liban, car les Israéliens leur avaient fait savoir que les bombardements aériens au Liban étaient une ligne rouge qu’ils ne les laisseraient pas franchir. (En 1982, ils mirent leur menace à exécution en détruisant toute la flotte aérienne syrienne en moins d’une heure. Mais en 1990, ils violèrent leurs propres interdictions en autorisant les bombardements et l’occupation de tout le Liban par la Syrie, parce que les Américains le voulaient. Ils tenaient absolument à avoir Hafez el-Assad dans leur coalition contre Saddam Hussein.)
– Tant que vous restez assis dans ces endroits comme ça, il n’y a pas de risque. Ce genre de bombe frappe les humains et ne nuit pas à la solidité de l’immeuble. C’est pourquoi, malgré toutes leurs bombes, Beyrouth est encore debout. Autant qu’ils frappent les murs, notre immeuble tiendra. Les piliers et les plafonds sont en béton armé, faits pour supporter des pressions très élevées. Contrairement aux immeubles anciens dont le poids repose sur les murs qui peuvent s’effondrer si le mur est atteint, comme ceux du centre-ville.
Ma mère faisait les cent pas en égrenant son chapelet et en priant d’un air tragique. Voyant nos réjouissances, elle se mit à gronder :
– Comment pouvez-vous vous amuser ? Moi, quand un obus tombe, je me dis : «Voilà une famille privée de père. Voilà une mère privée de ses enfants. Voilà des enfants devenus orphelins.»
– Mais maman, protestai-je, c’est sur nous que les obus tombent !
Alors elle nous laissa tranquilles et poursuivit ses prières et ses lamentations en silence. Pour nous et le bébé, la soirée se poursuivit gaiement.
Comme il se faisait tard, la petite cessa de rire pour sucer son pouce avec des yeux somnolents.
– Nous allons monter, dirent les voisins.
– Passez la nuit chez nous ! proposa papa. Nous pouvons mettre pour vous un matelas dans l’entrée ; c’est bien abrité. Ou sur le palier si vous voulez plus de sécurité. Personne ne va prendre l’escalier d’ici demain.
– Non, dirent-ils. Nous allons monter dormir chez nous. Les bombardements semblent plus éloignés.
Après leur départ, nous restâmes un moment à raconter des histoires drôles et à nous moquer des politiciens et de l’ennemi. Puis nous allâmes nous coucher.
Cet été-là fut celui où je ris le plus de ma vie. Je pouvais alors être philosophe et rigoler, puisque les bombes tombaient sur moi. C’est quand elles tombent sur les autres que je vivais – et vis encore – dans une angoisse de tous les moments.
Sinon, nous autres, Libanais, nous savons vivre. Non seulement en rigolant ou en priant sous les bombes, mais aussi, en rendant le bien pour le mal. Nous allons jusqu’à rendre service à l’ennemi d’hier en courant à son secours. Lors du tremblement de terre qui a frappé les Syriens, les Libanais ont couru à leur aide, si nombreux qu’ils ont provoqué un embouteillage de minuit à Dahr el-Baïdar. Est-ce qu’un seul Libanais a alors protesté ?
Aucun.
Lina Murr Nehmé