Ce que Facebook tolère en France

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Il est hypocrite — et dangereux — de dissocier l’ensemble de la personnalité de quelqu’un, de ses écrits. C’est ainsi, pourtant, que les modérateurs de Facebook reçoivent l’ordre de supprimer un post ou un article comme soutenant une organisation terroriste.

Si c’est vrai, leur devoir est de dénoncer le délinquant à la police. Car personne ne peut mettre un post prouvant qu’il soutient une organisation terroriste, s’il ne soutient pas lui-même une organisation terroriste. Les écrits, les publications sur les réseaux sociaux, ne sont en effet pas séparables du reste des publications. Ce n’est pas l’article ou la photo qui soutient Daesh, c’est la personne qui les a mis. Inversement, si la personne combat Daesh, on ne peut pas prétendre qu’elle soutient Daesh sous prétexte qu’elle a utilisé une capture d’écran d’un communiqué ou d’un poster de Daesh. C’est de la diffamation, et cela meyt sa vie en danger.

Facebook a recruté des dizaines de milliers de modérateurs qu’il paie très peu. Mais apparemment, il les prend pour des supermen capables de lire et de comprendre une analyse de la stratégie de Daesh qui fait plus d’une page, en une minute et demie, et d’y déceler “les contenus qui vont être viralisés et qui vont avoir un impact important dans la haine et la diffusion de cette haine”.

Ce serait très beau si c’était vrai. En réalité, ils fichent des gens terroristes, tout en laissant courir les vrais terroristes comme l’étudiant pakistanais Ali Hassan Rajput (pseudonyme “C’est la Rana” qui rua à coups de couteau son professeur en décembre 2018, en criant: “Allahou Akbar!” Mais visiblement, Ali Hassan Rajput bénéficiait des faveurs des modérateurs de Facebook, car voici ce qu’on pouvait voir sur sa page, après qu’une fuite ait permis de connaître son pseudonyme:

Ali Hassan Rajput avait, si je me souviens bien, un peu plus de deux cents amis Facebook. Parmi eux, il devait bien y avoir des Pakistanais vivant en France, et qu’il pouvait rencontrer à la mosquée ou au Pôle universitaire Léonard de Vinci à Nanterre, où il faisait des études de management. Il avait en tout cas des contacts islamistes palestiniens dont il partageait souvent les posts. Lui et ses contacts s’encourageaient mutuellement à la haine des juifs, postant des photos d’Hitler, niant le génocide des juifs, ou au contraire, appelant à le recommencer. En partageant le photomontage ci-dessus, il écrit: “Tuer les juifs comme Hitler. Ils ne peuvent pas vivre comme des êtres humains parce qu’ils sont des cafards”.

Dans un autre poster, il assimile Israël à un rat parmi les nations (ici). Allusion à ce qu’on lui a enseigné, à savoir que les rats auraient été autrefois des juifs:

Ali Hassan Rajput appelait aussi au génocide des chrétiens. Il vit une vidéo vantant les massacres commis par les califes, et intitulée “Pourquoi les musulmans ont menacé les Arabes pour qu’ils se convertissent à l’islam”. Il la partagea le 21 novembre 2018, avec le commentaire suivant : “Les musulmans ont le droit d’élever la voix de la Vérité, de Prêcher et même de Tuer les non-croyants qui sont contre l’ ‘ISLAM’ et courent après la ‘Religion Chrétienne’.” (Capture d’écran ci-dessous)

Elever la voix et tuer les adeptes de la religion chrétienne? C’est Asia Bibi, ou encore, Geert Wilders, le politicien néerlandais qui a lancé un concours de caricatures de Mahomet. En postant un photomontage horrible (ici), il appela à “pendre le maloon (maudit) Geert Wilders”, et promit, si cela n’arrivait pas, “beaucoup de meurtres d’humains” dans toute l’Europe. Car, écrit-il, Geert Wilders a “provoqué les émotions des musulmans en ‘célébrant’ le concours de caricatures de notre Saint Prophète Hazrat [le seigneur] Mahomet, ce qui amènera beaucoup de meurtres d’humains dans toute l’Europe.
L’Italie, l’Espagne, la France, la Hollande, l’Amérique et Israël participent au crime, et se soutiennent mutuellement.”

Le concours de caricatures de Geert Wilders n’eut finalement pas lieu, car le député l’annula. En revanche, Rajput affirme que son ex-professeur d’anglais, John Dowling, avait fait une caricature de Mahomet et l’avait montrée en classe. Dans son Pakistan natal, chacun de ces deux crimes mérite la mort.

Il décida d’appliquer la loi pakistanaise en France, en exécutant lui-même son professeur, appliquant une partie de la menace qu’il avait écrite dans le post de Geert Wilders.

Le mercredi 5 décembre 2018, il acheta un couteau de cuisine dans un supermarché et alla attendre John Dowling au campus de l’université vers midi. Quand celui-ci sortit, il demanda à lui parler en privé. Ils échangèrent quelques mots, et soudain, Rajput se jeta sur le professeur et le larda de plus de vingt coups en criant: “Allahou Akbar!“.

Dans cette scène de furie, Ali Hassan Rajput dut perdre tout contact avec la réalité. Il fut maîtrisé et désarmé par des étudiants, dont le premier ne se souvient pas de ce qu’il a fait sur le moment, tant l’émotion était forte.

Mais il était trop tard: le professeur était mort. Ali Hassan Rajput se laissa menotter. Sa furie était partie: il était calme ne disait plus rien. Il pensait probablement qu’il aurait la même gloire que les tueurs des journalistes de Charlie Hebdo dans les milieux islamistes. La même gloire, surtout, que Mumtaz Qadri qui, au Pakistan, avait tué le gouverneur du Pendjab parce qu’il avait dit que la loi anti-blasphème était une “loi noire”. Ce crime avait fait de Qadri l’homme le plus admiré du pays, surtout depuis sa mort. Pour le libérer, Khadim Rizvi, que Rajput soutenait, avait mis le pays à feu et à sang.

Encore eût-il fallu que l’État français reconnaisse que le meurtre du Pôle Léonard de Vinci était identique à celui de Charlie-Hebdo, du moins sur le plan du mobile. Alors, oui, Khadim Rizvi aurait pu faire d’Ali Hassan Rajput une victime de l’Etat français.

Mais la procureure Catherine Denis refusa de croire à cette histoire de caricature de Mahomet. Elle déclara à la presse qu’Ali Hassan Rajput n’avait pas d’antécédents de radicalisation, et qu’il était en fait dépité parce qu’il avait été renvoyé de l’université. En d’autres termes, il mentait.

Le portable d’Ali Hassan Rajput fut confisqué, et sa page Facebook épluchée par la police judiciaire. Il y eut des fuites. Un journaliste fit part des préoccupations des policiers face au contenu de cette page. Un article donna l’alerte et publia le pseudonyme FB du tueur et de très nombreuses captures d’écran, le 8 décembre 2018. Cela me permit de trouver l’adresse FB d’Ali Hassan Rajput et de commencer à éplucher sa page, comme firent d’ailleurs beaucoup d’autres internautes.

Le lendemain, les mêmes captures ou photos, et d’autres plus violentes, furent publiées sur ce site et sur Twitter.

Nous avons été des milliers à avoir consulté ces trois pages, et à être allés consulter la page Facebook du tueur — restée ouverte durant quelques jours. Ainsi avons-nous tous vérifié la véracité des captures d’écran qu’elles avaient publiées. Ceci, ajouté au fait que la police judiciaire possède ses propres captures d’écran prises pour les besoins de l’enquête.

En ce qui me concerne, je suis même allée plus loin que la moyenne des internautes français, puisque je peux me débrouiller un peu en ourdou: j’ai visionné les vidéos et exploré les pages des correspondants d’Ali Hassan Rajput, qui m’ont beaucoup appris en matière d’islamisme, tant palestinien que pakistanais. Malheureusement, le sujet, qui aurait dû causer un scandale national, a peu intéressé le monde politico-médiatique de l’époque, comme il en a été de l’assassinat de Sarah Halimi, un an plus tôt, et probablement pour les mêmes raisons. Contrairement au tueur de cette dernière, cependant, Ali Hassan Rajput prouvait sa radicalisation par ses publications.

Dans un poster où il montre la secte barelvie comme un géant terrassant un lion, il écrit: “Les anges peuvent prêcher et défier leur pays, vivant sur la Vérité, là où le but sacré devient le JIHAD, “combat pour la stabilité de la paix [le dar es-silm]”, combattant contre des Démons comme Israël, l’Amérique, la France et les hypocrites de La Mecque qui sont parmi nous.”

Dans un autre poster, un jeune homme, portant un tee-shirt de l’organisation djihadiste barelvie Pakistan Sunni Tehreek, a égorgé Asia Bibi dont la gorge et les yeux ruissèlent de sang (ici).

Si Facebook avait dénoncé cet homme, on aurait pu sauver la vie de son professeur. Il avait justement partagé, le 22 novembre 2018, un appel à “la destruction totale du règne de l’homme blanc”, avec la photo de Mumtaz Qadri en colère. Celui-ci avait trahi le gouverneur du Pendjab dont il avait la garde, et il l’avait tué parce que celui-ci avait défendu Asia Bibi et parlé de modifier la loi anti-blasphème :


Pour en revenir au poster de Geert Wilders (ici), on remarque qu’à part sa bouche et sa pommette déformée par le tournevis, rien de l’ossature, de la plantation des cheveux et de la forme du crâne, des oreilles — bref, tous ces détails auxquels se reconnaît un visage — n’ont été modifiés. Si les algorithmes de Facebook qui reconnaissent un morceau de visage dans un portrait de groupe de 20 personnes — ne se sont pas mis en branle, et n’ont pas signalé le visage de Geert Wilders ainsi transpercé à l’époque où pleuvaient les menaces de mort sur ce politicien néerlandais… c’est qu’ils ont dû être mis en sourdine concernant la page d’Ali Hassan Rajput et de ses amis… vu le nombre d’autres posts violents qu’elle contenait: photos d’Hitler humiliant les juifs présentés comme un démon (ici), mépris du génocide des juifs (ici), appels au massacres, appels au djihad, etc.

En même temps, mon article mettant en garde contre ce genre de documents a été interdit par Facebook, alors même que circulaient, sur le même réseau parisien, les posts d’Ali Hassan Rajput appelant au crime.

Je ne puis conclure qu’une chose: Ali Hassan Rajput plaisait aux modérateurs marocains de Facebook, et moi qui mets en garde contre Daesh, je leur déplaisais.

A supposer qu’Ali Hassan Rajput ait inventé cette histoire de caricature de Mahomet montrée en classe, le problème reste le même. Car ce qui est grave n’est pas que cette caricature ait, ou n’ait pas été faite et montrée par le professeur d’anglais (la loi française ne le lui interdit pas en France), mais le fait qu’en France, on ait pu invoquer une caricature pour justifier un meurtre, et que la justice ait nié au lieu de relever un tel argument.

Pourquoi le gouvernement français, qui a épluché le compte d’Ali Hassan Rajput, n’a-t-il pas fait son devoir et demandé des comptes à Facebook au nom de la victime, John Dowling? C’était son devoir de le faire. Dans ce cas, Zuckerberg aurait été obligé de faire le nettoyage parmi ses modérateurs, pour voir lequel était le criminel qui avait bloqué les algorithmes quand il s’agissait d’appels au meurtre comme ceux d’Ali Hassan Rajput, ou censurait les lanceurs d’alerte. Car nous sommes en face de djihadistes cachés dans le noir, les uns pour lancer ces appels avec assez d’habileté pour pouvoir être défendus… les autres pour les laisser passer et bloquer ceux des lanceurs d’alerte. Et si Facebook, pour une fois, punissait un de ses modérateurs daéchiens, les autres apprendraient la leçon, et nous aurions moins de censure stupide du genre “fermer une page en une minute et demi”, dont se vante le DG de Facebook France, Laurent Solly:

Ce n’est pas sa faute, c’est la faute de son patron qui a décidé de mettre entre la main d’ignares, les données personnelles des gens, et de leur donner le droit de laisser parler des criminels, tout en faisant taire des lanceurs d’alerte. C’est évident qu’on trouvera davantage de pro-Daesh au Maroc qu’en Suisse, et que si on décide de payer les modérateurs au minimum, on va obligatoirement sous-traiter la modération des réseaux sociaux français, dans les pays où Daesh a réussi à se faire de la popularité.

Combien de fois on a trouvé sur Facebook des posts criminels? J’en ai cité plus haut concernant Ali Hassan Rajput, mais il y en a d’innombrables encore aujourd’hui, et la haine qu’ils suscitent explique qu’un Petitjean, jeune homme altruiste, soit devenu l’assassin d’un autre altruiste, l’abbé Hamel, parce que ce dernier était chrétien.

Est-il possible de se taire encore et de faire mourir, par notre silence, des personnes plus vulnérables que nous à cause de leur religion, de leur isolement, de leur âge ou de leurs manières?

La France est un État puissant. Puisqu’on a découvert dans le Facebook d’Ali Hassan Rajput des posts appelant à la haine, et facilement décelables par les intelligences artificielles, elle a la possibilité et le devoir de causer un scandale d’échelle internationale, obligeant Facebook à payer des réparations assez élevées pour être dissuasives. Des réparations dont une partie irait à la famille de la victime, et le reste, au contre-terrorisme.

Mark Zuckerberg possède, d’après Forbes, 62,3 milliards de dollars, tout cela gagné par le biais des publicités qu’il impose à ses utilisateurs, sans compter la vente d’informations à Google et à d’autres. Facebook n’est pas gratuit: nous payons son utilisation en subissant ses publicités, ou parfois, en les payant. Nous avons donc droit à ce que le patron de Facebook soit un peu moins pingre avec le paiement des modérateurs… et avec leur choix. Or ce qui arrive, c’est qu’il est en train de s’enrichir de façon démesurée, si l’on tient compte des salaires qu’il paie aux modérateurs. Comment peut-on faire modérer des Français par des gens d’un autre pays, qui ont appris parfois à penser exactement le contraire de ce qu’ils pensent?

Est-ce que Zuckerberg lui-même gagne à posséder une quantité d’argent qu’il n’aura jamais le temps de dépenser dans sa vie? Non, bien sûr. Alors pourquoi est-il tellement pingre avec les petits modérateurs qu’il paie un ou deux euros l’heure et recrute dans des pays où c’est possible, pour contrôler les données privées des gens? Et comme il ne fait pas surveiller ces modérateurs, il s’en trouve parmi eux des djihadistes qui aident certaines pages Facebook à transmettre le crime en les autorisant à publier des horreurs… tout en censurant les lanceurs d’alerte qui les empêcheraient de tuer? Pire: ils les traitent de soutiens d’organisations terroristes pour pouvoir justifier leur blocage.

Si la France exigeait de telles réparations à Zuckerberg chaque fois que le Facebook d’un tueur révèle des appels à la haine qui n’ont pas été supprimés et dénoncés à la police française, il consacrerait à la modération une somme proportionelle à celle qu’il tire des publicités et des ventes d’informations, et Facebook serait, comme il dit, “un endroit sûr”.

C’est pour cela que je me bats. Car franchement, je suis tellement mieux sans Facebook. Mais le travail que j’y faisais, mes analyses quasi quotidiennes auraient pu sauver des vies. C’est pourquoi on les a supprimées. Dans les pays totalitaires où Facebook recrute ses modérateurs, la censure ne frappe pas les vauriens.

Lina Murr Nehmé, le 23 février 2020.
Modifié le 12 mars.

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